[ Version française / English Version / Wersja polska ]
Mesdames, Messieurs,
Théoriquement, c’est le moment de la gauche. Renaissance des extrémismes politiques, crise de la zone euro, immigration et de nouvellels inégalités – la liste des défis que les hommes politiques européens doivent affronter aujourd’hui a fait beaucoup parler du besoin d’existence de partis forts, se réclamant de la justice sociale et de l’égalité, et… Rien. Que des déceptions.
Déjà la grande crise économique, qui a commencé en 2008, devait contribuer – de l’avis de certains commentateurs – à la victoire des groupements de gauche sur le Vieux Continent. Et pendant longtemps nous n’avons entendu parler d’aucune victoire d’importance de la fraction européenne porteuse de cette idéologie. L’esprit de gauche n’a pas disparu, mais il n’est toujours pas arrivé à trouver sa nouvelle incarnation jusqu’au mois de mai 2012, lorsque François Hollande, candidat des socialistes, a remporté les élections présidentielles en France. De grandes espérances de la renaissance de la gauche et, avec elles, d’une Europe plus sociale, égalitaire et juste [par exemple :http://www.newstatesman.com/blogs/politics/2012/04/can-fran%C3%A7ois-hollande-begin-centre-left-revival] ont alors été ravivées. Elles ont été encouragées notamment par ceux des supporteurs de la gauche qui n’aimaient pas les réformes manifestement libérales du gouvernement social-démocrate de Gerhard Schröder (comme, par exemple, la souplesse des formes d’emploi, la réduction des impôts pour les plus riches).
Hélas, le succès de Hollande n’a fait que confirmer, une fois de plus, la gravité de la crise dans laquelle s’enlisent les partis européens se trouvant du côté gauche de la scène politique. Tiraillés entre l’ancien programme de la sociale-démocratie et les revendications des mouvements sociaux, en réalité ils ne savent pas comment faire pour reconstruire les anciennes communautés et réaliser les aspirations des individus. Ils se mettent en quête de nouvelles voies – luttent pour les droits de l’homme et un meilleur environnement – mais ils sont toujours esclaves d’anciens principes.
En essayant de gagner de nouveaux groupes sociaux – milieux LGBT et femmes – souvent, elle perd le soutien du noyau dur de son électorat. En France, par exemple, les voix des ouvriers et des salariés du secteur tertiaire passent toujours plus souvent au Front national (extrême droite). Les mauvaises langues prétendent même que la gauche – la gauche française notamment – devient petit à petit le parti des fonctionnaires désireux uniquement de conserver leur statu quo, un parti conservateur dans son esprit.
La crise de la pratique politique ne se traduit pas cependant par une absence de réflexion sur l’état de la politique de la gauche. En France, et dans d’autres pays de l’Europe, tous les ans, paraissent des livres et ouvrages de valeur dont le principal objectif consiste en une tentative de faire renaître la gauche, de lui insuffler une nouvelle énergie et de lui faire élaborer un programme efficace. L’une de ces publications, c’est justement « Les gauches françaises 1762–2012 », Flammarion 2012, de Jacques Julliard. Publié récemment, cet ouvrage est largement discuté. Il est intéressant de remarquer que, dans cette histoire de la gauche française, l’auteur, journaliste réputé, présente – outre une analyse approfondie du matériau historique – une esquisse du programme de son renouveau.
Selon Julliard, les évolutions qu’il décrit revêtant un caractère transnational, la gauche française, mais aussi – à plus vaste échelle –européenne, doivent aujourd’hui faire face à des enjeux de taille. Car, tout aussi bien la théorie que la pratique politiques ont connu des changements significatifs. La gauche ne peut plus, à son avis, croire en l’idée du progrès, ni penser en termes de classes sociales. Le parti qui la représente doit devenir un parti d’individus et non un conglomérat de groupes, doit miser sur l’écologie et les droits de l’homme et, seulement en second lieu, sur la redistribution et les problèmes économiques. Elle se doit de promouvoir une politique de mobilisation civique, en affrontant ainsi le problème de la participation décroissante des citoyens à la vie publique, et de tendre vers une modification en profondeur des principes de fonctionnement de la politique internationale, mettant fin au concert des puissances afin de favoriser une politique de renforcement du rôle de l’ONU.
Ces propositions peuvent-elles réellement assurer le renouveau de la gauche ? Ou bien ne feront-elles que consolider durablement son image de formation élitiste ayant perdu tout contact avec la réalité ? Dans le présent numéro de « Kultura Liberalna », nous tâchons d’analyser trois questions inspirées par les propositions de Julliard : Est-ce que, dans la politique, il n’y a vraiment plus de place pour le progressisme ? Est-ce que la politique peut être aujourd’hui changée par de grands groupes sociaux, enseignants ou salariés du secteur d’État, organisant des grèves, ou par des associations constituées ad hoc, comme on l’a vu à l’occasion des protestations contre ACTA (mouvement fort en Pologne notamment cotre une loi aux États-Unis qui aurait entravé l’usage d’Internet) ou dans le cas du mouvement Occupy ? Et enfin, est-ce que la gauche va devenir toujours plus avant-gardiste et ne se concentrer que sur les changements de mœurs et sur l’écologie ou bien elle va-t-elle se tourner vers son électorat traditionnel, plus conservateur, au nom de l’égalité économique et de la justice sociale ?
Nous avons invité à participer à la rédaction de ce numéro quatre personnalités illustres de la gauche européenne – polonaise, française et américaine – Zygmunt Bauman, sociologue mondialement connu, qui brosse une image pessimiste de l’avenir de la gauche, et Krzysztof Pomian, figure légendaire de l’Octobre polonais, qui donne une appréciation encore plus virulente de la gauche française ; Marcel Gauchet, éminent philosophe et historien français, rédacteur en chef de la revue « Le Débat », qui, lui, croit en ce renouveau de la gauche socialiste ; et Michael Kazin, rédacteur en chef de « Dissent », trimestriel américain de gauche bien connu, qui porte un regard plein d’espoir sur l’avenir des mouvements de gauche en discutant au passage avec réalisme les obstacles que la gauche doit surmonter.
Adam Puchejda, Jarosław Kuisz
***
Le sujet de la semaine présenté inaugure un cycle franco-polonais de numéros de « Kultura Liberalna », préparé en coopération avec le Centre de civilisation française et d’études francophones de Varsovie et l’European Council on Foreign Relations (le Bureau de Varsovie, Pologne).
1. ZYGMUNT BAUMAN: L’avenir de la gauche?
2. MARCEL GAUCHET: Renouvellement de la gauche!
3. MICHAEL KAZIN: Les idéaux de la gauche demeurent vivants
4. KRZYSZTOF POMIAN: La gauche dénaturée
L’avenir de la gauche?
Propos de Zygmunt Bauman recueillis par Adam Puchejda
À votre avis, quelle gauche y aura-t-il à l’avenir ? Conservatrice en matière de mœurs ou mettant un fort accent sur la redistribution des revenus, hostile à l’Europe ou avant-gardiste, radicalement écologique luttant pour les droits de l’homme ?
Rien de tout cela. Les caractéristiques que vous venez de présenter ne couvrent par la complexité du problème de la gauche d’aujourd’hui. Depuis longtemps, nous avons affaire à deux façons de construire la gauche dont chacune est, malheureusement, erronée. Ce qui l’emporte, c’est l’idée de création d’une gauche ressemblant à la droite, associée – certes – à la promesse que nous autres allons faire tout simplement mieux ce que fait la droite, avec plus d’efficacité. Remarquons que les actions le plus drastiques de démontage d’un État social ont été l’œuvre de gouvernements sociaux-démocrates. Autant Margaret Thatcher a été prophète et missionnaire de la religion néolibérale, autant c’est le travailliste Tony Blair qui en a fait une religion d’État.
La deuxième manière de construire la gauche, c’est la conception dite de la « coalition arc-en-ciel ». On y part de l’hypothèse que si l’on réussit à rassembler tous les mécontents sous le même parapluie, quelle que soit la nature de leur malaise, va naître une puissante force politique. N’empêche que, parmi les déçus et les frustrés, il existe de très violents conflits d’intérêts et de revendications. S’imaginer une gauche composée, d’un côté, de promoteurs discriminés du mariage pour tous et, de l’autre côté, d’une minorité pakistanaise persécutée – est une recette de destruction et d’impuissance, et non d’intégration ou de puissance efficace. La conception de la « coalition arc-en-ciel » ne produit comme fruits que la dilution de l’identité de gauche, le flou de son programme et la paralysie de la « puissance politique » qui était son fondement.
Sur quelle assise, cependant, la gauche peut-elle construire son programme ? Jacques Julliard, qui dans son livre le plus récent, Les gauches françaises 1762–2012, a présenté une analyse critique de l’héritage de la gauche française, prétend que la gauche peut aujourd’hui se référer tout au plus à l’idée de la justice. Elle ne peut même plus parler de progrès, puisqu’elle porte un regard inquiet sur la technique, qui en est l’incarnation, et un regard plein de sympathie sur l’écologie qui, ex definitione, tend à la conservation et non point au changement.
La chute du communisme a eu certainement un impact significatif sur le potentiel de la gauche. De longues décennies durant, « l’ordre du jour » pour le reste du monde a déjà été défini par le fait même de l’existence du communisme, avec son programme d’alternative sociale. Avec ou sans enthousiasme, mû par un instinct de conservation, ce reste du monde vaquait aux missions puisées dans ce programme – telle la lutte contre le malheur, l’humiliation et les handicaps humains, la récompense adéquate pour le rôle de la classe ouvrière dans le processus de création de la richesse, la lutte contre les inégalités et pour la justice sociale, l’éducation et les services de santé accessibles à tous, la vieillesse sécurisée ou l’assurance protégeant les individus face aux malheurs de la vie. Ce qui fait qu’il était plus aisé à la social-démocratie, qui avait trouvé – paradoxalement – un allié puissant dans son ennemi le plus acharné, d’imposer son programme social. Il faut convenir que le « reste du monde » réalisait les missions imposées par la menace communiste avec un succès – oh combien plus grand ! – que le communisme lui-même ! Aujourd’hui, l’épouvantail communiste n’est plus. Les programmes d’amélioration de l’existence humaine battent donc en retraite…
Dans la sphère de la pratique, Gerhard Schroeder l’a exprimé tout aussi laconiquement qu’avec justesse en disant : « Il n’y a rien de tel qu’une économie capitaliste et socialiste. Il y a seulement une économie bonne ou mauvaise ». Dans ce sens, les gouvernements de centre-droit et de centre-gauche sont en compétition pour le grade de dignitaire le plus élevé parmi les fidèles de l’Église du PIB. À la barre de l’État, les deux bords de l’éventail politique sont d’accord pour reconnaître le statut de la croissance économique en tant que remède à tous les maux sociaux et pour voir dans l’accroissement de la consommation une aune de la bonne gouvernance. Le reste n’est que propagande électorale. En d’autres termes, la gauche, à vrai dire, n’a pas d’autre programme que de surenchérir sur la droite, histoire de savoir qui accélérera le plus le processus de détricottage du filet social et qui gagnera donc les prochaines élections. Il n’est pas du tout question de créer une alternative à des dispositifs sociaux en panne et inadaptés aux besoins des hommes.
Nous mettons donc la gauche au tombeau ?
* Zygmunt Bauman, sociologue, philosophe, théoricien du postmodernisme, professeur émérite de l’Université de Leeds et de l’Université de Varsovie. Il est auteur de plus de 40 ouvrages. Pour celui de « Nowoczesność i zagłada » (Modernité et anéantissement; 1989), il a reçu le prix européen Amalfi dans le domaine des sciences sociales ; en 1998, il a été distingué du Prix Theodor W. Adorno, et en 2010 – du Prix Prince des Asturies, dit « prix Nobel espagnol ».
** Adam Puchejda – historien des idées. Il travaille sur l’histoire des intellectuels, des transformations de la sphère publique et la philosophie politique. Récemment, il a travaillé à Sciences Po Paris avec Prof. Daniel Dayan. Collaborateur de „Kultura Liberalna”.
*** Texte original en polonais. Trad. EUROTRAD Wojciech Gilewski.
***
Renouvellement de la gauche!
Marcel Gauchet dans un entretien avec Adam Puchejda
À votre avis, quelle sera la gauche de l’avenir ? Avant-gardiste, écologique, axée sur les droits d’homme moins que sur la redistribution – comme le suggère Jacques Julliard – ou plutôt conservatrice dans le domaine des mœurs, beaucoup plus concentrée sur l’économie et anti-européenne ?
Forcément, un peu de tous ces éléments que Julliard décrit. Il n’y a aucun parti aujourd’hui qui pourra se passer d’être écologiste. Évidement, la gauche va rester redistributrice, même si elle l’est moins. Évidement, elle va rester animée par certaines précautions d’égalité ou de justice sociales. Tous ces éléments ne vont pas être dépassés par miracle. Il n’y aura pas une nouvelle gauche qui sera complètement différente de l’ancienne. Je pense que l’orientation générale de la gauche va être amenée à se modifier en fonction de la réduction de la croissance économique qui doit l’amener à renoncer au fétichisme de la croissance. À partir d’un certain niveau de richesse et de consommation dans nos sociétés ça devient absurde, parce qu’on voit bien que la richesse ce n’est pas une fin en soi. Je crois que la gauche, si elle fait ce qu’elle doit faire,dispose d’atouts qui s’incarnent tout simplement dans l’idée de société.
Qu’est-ce vous entendez par « l’idée de société » ?!
Tout simplement, l’idée d’une société digne de ce nom ! Parce qu’actuellement, nous allons vers une société – que le gouvernement soit de gauche ou pas – qui est profondément déformée en tant que société. Ces rapports sociaux atomisés, soumis aux règles de la concurrence, sont extrêmement désagréables, voire répugnants. Ils tendent à une lutte de tous contre tous qui n’est pas la forme normale qu’on est en droit d’attendre de la coexistence humaine. Voilà un vrai sujet pour la gauche. Elle s’est tellement préoccupée des causes profondes qu’elle a fini par oublier en route la vie réelle des gens. En pratique, cela veut dire moins de technocratie et plus d’attention aux conditions effectives dans lesquelles vivent les gens. On peut imaginer une société « verte » qui serait abominable humainement. On en a fait l’expérience, la collectivisation des moyens de production ne dit rien de ce que sont ensuite l’éducation, la famille, le sort des enfants, le cycle de la vie, les jeunes, la ville, la justice, la prison, la santé, la vieillesse. Ce sont ces questions là, qui font une société, que la gauche va devoir repenser.
Quelle pourra être la base de ce nouveau programme ? Quelles idées ?
*Marcel Gauchet, historien et philosophe, directeur d’études à l’EHESS et rédacteur en chef de la revue «Le Débat». Parmi ses nombreux ouvrages, il convient de citer: « Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion » (1985) ; « L’Avènement de la démocratie », t. 1–3 (2007, 2010).
** Adam Puchejda – historien des idées. Il travaille sur l’histoire des intellectuels, des transformations de la sphère publique et la philosophie politique. Récemment, il a travaillé à Sciences Po Paris avec Prof. Daniel Dayan. Collaborateur de „Kultura Liberalna”.
***
Les idéaux de la gauche demeurent vivants
Sans avoir ses racines dans les mouvements sociaux, la gauche – ancienne ou nouvelle, soit celle à naître – ne sera rien d’autre qu’« une gauche caviar ».
Nous assistons au processus d’éclatement de ce qu’être à gauche veut dire. Aux États-Unis, beaucoup de ceux quiont vraiment à cœur l’écologie, les droits de l’homme ou la redistribution, ne se perçoivent pas eux-mêmes comme des gens de gauche, ils préfèrent une autre dénomination. Cela résulte partiellement du fait que les médias définissent souvent la « gauche » comme le courant principal du Parti démocrate, lequel est perçu par les radicaux de tous bords comme le courant principal de l’establishment.
Certes, tant que la majeure partie des gens qui se disent de gauche vont avoir de l’instruction et vivre dans une certaine aisance alors que le mouvement ouvrier et ses alliés déclineront, la redistribution ne va pas être le principal objet de préoccupation pour la gauche. Qui plus est, la politique de croissance n’est pas compatible, dans une grande mesure, avec le besoin de s’opposer aux changements climatiques.
Mais, lorsque je me mets à réfléchir aux principaux idéaux prônés par la gauche, je suis d’avis, comme Jacques Julliard, que la « solidarité », affublée de maintes définitions (raciales, génériques, sexuelles, environnementales voire celles de classe !), c’est la métaphore de la gauche le plus vulgarisée aux États-Unis et probablement en Europe. Et si je réfléchissais sur le « progrès », je ne dirais pas que la gauche est plus opposée aux progrès que la droite, à moins de mettre un point d’égalité entre le « progrès » et la prolifération de grands établissements industriels fondés sur les combustibles d’origine fossile. Nous pouvons reconnaître que la gauche craint la science, mais cela ne peut concerner qu’une poignée d’anarchistes ou de gens du même acabit que les « verts » qui plantent des clous dans les arbres, même temporairement, en protestant contre leur abattage. À l’inverse, il y a toujours en activité, du moins aux États-Unis ou au Canada, un groupe important de gens de gauche qui mettent en œuvre les connaissances qu’ils possèdent dans des domaines comme l’ingénierie environnementale, le développement des sources alternatives d’énergie ou l’analyse des données.
Par ailleurs, j’entends dire souvent en Europe que nous devons choisir entre une gauche plus « progressiste », moralement libérale et culturellement développée et celle de l’ancienne classe ouvrière qui se prononce, par exemple, pour la peine de mort et contre le mariage homosexuel. Ou bien que nous devrions agir de conserve avec la gauche qui est plus soucieuse des questions culturelles et morales, et non pas avec celle qui se soucie de redistribution et d’économie. Moi, je m’y oppose fermement. Le choix de l’une ou de l’autre de ces options serait une erreur historique, et probablement impardonnable, de la gauche ! Lorsque la gauche pouvait se déclarer officiellement comme la seule force politique désirant développer la liberté et la démocratie, cette déclaration englobait tout aussi bien le modernisme/pluralisme culturel qu’un égalitarisme économique. Et les jeunes travailleurs, comme cela se passe du moins en Amérique du Nord et dans la majeure partie des pays européens, sont plus ouverts aux questions de la culture qu’à celles relatives à la redistribution.
C’est l’un des héritages d’une hégémonie néolibérale, ou libérale, durant depuis plus de trois décennies. Les militants du mouvement d’occupation (ou « insurrectionnel », parce qu’il ne s’est jamais transformé en un mouvement social), actuellement agonisant, niaient fermement l’existence d’une quelconque contradiction entre les deux approches. Mais ils s’appuyaient plutôt sur des espoirs utopiques et la rhétorique que sur une stratégie politique. Le problème, c’est que les institutions historiques de la gauche, favorables à la redistribution (syndicats, partis de gauche, associations de divers types de travailleurs, informelles et souvent locales) sont presque partout plus faibles et souvent sur la défensive. Faute de les refonder et de les réinventer, les intellectuels qui veulent faire de l’égalité économique leur priorité vont parler principalement qu’à eux-mêmes.
Je ne crois cependant pas que nous soyons confrontés à un choix entre une société perçue comme un ensemble de classes à intérêts définis (enseignants, ouvriers et groupements de même type) et une société d’individus ayant différents besoins culturels, sociaux et confessionnels. Pour moi, à la base d’une bonne société il y a toujours le principe suivant : « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Néanmoins, le type de conscience de classe, supposé être défendu par les marxistes ne reflète manifestement plus la réalité ni n’entraîne plus dans son mouvement de vastes groupes de travailleurs, d’intellectuels de gauche et de militants (dont certains sont, bien sûr, ouvriers). Mais aujourd’hui, comme Marx l’a prévu autrefois, nous vivons tous dans un cadre relevant presque totalement d’une économie politique capitaliste, et je pense qu’il faudrait être un analyste bien ingénu pour constater que les classes n’existent pas ou, du moins des fractions de classes qui défendent leurs intérêts aussi bien au niveau national qu’international. Sans avoir ses racines dans les mouvements sociaux, la gauche – ancienne ou nouvelle, soit celle à naître – ne sera rien d’autre qu’« une gauche caviar ».
* Michael Kazin est directeur de „Dissent” et auteur de „American Dreamers: How the Left Changed a Nation” (livre publié récemment, en 2012). Il enseigne l’histoire à la Georgetown University de Washington, DC.
** Texte original en anglais. Trad. EUROTRAD Wojciech Gilewski.
***
La gauche dénaturée
Après le quinquennat de Hollande, il y a le risque que le Front national ne devienne l’un des principaux acteurs de la scène politique française et que sa présidente, Marine Le Pen, n’arrive, elle-aussi, au deuxième tour des présidentielles, mais avec un résultat bien meilleur que celui de son père.
Comment qualifier la gauche française ? Que deviendra-t-elle ? Avant de répondre, je vais rappeler qu’elle a subi, dans les années 70 du XXe siècle, une transformation essentielle : jusqu’alors, c’est le parti communiste qui en a été le ressort principal, depuis – ce sont les socialistes, et c’est d’eux qu’il va y être question ici.
Jacques Julliard, qui a écrit l’histoire de la gauche française depuis le XVIIIe siècle jusqu’à ce jour, constate qu’avec la chute du communisme et la révolution des mœurs, la gauche a cessé d’être ouvrière, collectiviste pour devenir individualiste – de nos jours, les droits de l’homme sont plus importants pour elle que la lutte des classes. Dans le meilleur des cas, cette constatation de Julliard ne vaut que pour seule des dimensions d’une transformation tellement profonde qu’elle remet en question le caractère de gauche des socialistes français.
Car c’est en effet pour la première fois dans l’histoire qu’un parti – qui se nomme socialiste – est un parti des privilégiés, socialement et culturellement parlant : celui des personnels de l’administration publique jouissant de la sécurité de l’emploi, des habitants de très grandes et grandes villes, des groupes dotés d’une instruction et de revenus supérieurs à la moyenne dont les membres sont préparés psychiquement, ainsi qu’en raison des compétences acquises, à la concurrence sur un marché, si ce n’est mondial, au moins largement ouvert au monde. Les ouvriers et, en règle générale, les salariés des entreprises privées, habitants dans les périphéries, les personnes de peu d’instruction n’intéressent les socialistes qu’en tant qu’objet de joutes rhétoriques. Les questions vitales pour ces catégories, telles que la sécurité et l’immigration, considérées comme politiquement incorrectes, sont délaissées à la droite et à l’extrême droite. C’est le monde à rebours.
S’agissant de ces questions, tout comme de toutes autres, les socialistes français sont partagés. Mais la tendance dominante est justement celle-ci, et elle est caractérisée par : l’étatisme et une méfiance fondamentale à l’égard de toute initiative privée, conservés par le socialisme ; le laïcisme, entendu comme antichristianisme ; l’internationalisme, ramené à la sympathie pour des « mouvements anti-impérialistes » ; et l’aspiration à la création d’« un homme nouveau », en imposant des changements de mœurs, même à l’encontre de l’opinion de la majorité. Cela peut avoir des conséquences dramatiques – seulement pour la France. Au bout de quatre ans de gouvernement Jospin, Jean-Marie Le Pen est parvenu au deuxième tour des élections présidentielles. Après le quinquennat de Hollande, il y a le risque que le Front national ne devienne l’un des principaux acteurs de la scène politique française et que sa présidente, Marine Le Pen, n’arrive, elle-aussi, au deuxième tour des présidentielles, mais avec un résultat bien meilleur que celui de son père.
La gauche française est divisée, comme je l’ai déjà dit. L’orientation productiviste, au sein du parti socialiste, est notamment en conflit avec la ligne « écologique ». En parlant de la France, il faut toujours mettre ce terme entre guillemets, car le parti qui se définit comme tel, et qui est actuellement allié au parti socialiste, s’occupe plus de combattre le capitalisme que d’œuvrer en faveur de la protection de l’environnement. Laquelle protection ne l’intéresse, en effet, que dans la mesure où elle sert à la réalisation de son objectif majeur. Ce parti essaie de faire tomber le capitalisme non pas par le biais de la révolution et de l’expropriation des capitalistes, mais en arrêtant le développement de l’industrie et – surtout – en limitant la production de l’énergie. Ce n’est donc pas un parti conservateur, comme d’aucuns pourraient le croire. C’est un parti purement et simplement réactionnaire dont le programme, s’il était mis en place, générerait un accroissement considérable et continu du chômage et une misère massive. Les socialistes ont besoin de cet allié pour gagner les élections dans les localités où le parti « écologique » jouit de l’appui d’une partie de l’électorat. Cependant, cette alliance met en même temps les partenaires dans une situation difficile, ce qu’on voit déjà dans le domaine de l’énergie nucléaire et du gaz de schiste.
* Krzysztof Pomian, philosophe, historien, essayiste, professeur émérite du Centre national de la recherche scientifique et professeur de l’Université Mikołaj Kopernik de Toruń; conseiller à la revue « Le Débat ».
** Texte original en polonais. Trad. EUROTRAD Wojciech Gilewski.
***
* Auteur de la conception du sujet de la semaine: Adam Puchejda.
** Coopération: Jarosław Kuisz, Piotr Kieżun.
*** Coordination du projet, « Kultura Liberalna »: Adam Puchejda, Łukasz Pawłowski, Karolina Wigura.
**** Coordination du projet, Centre de civilisation française et d’études francophones de Varsovie: Aneta Bassa.
***** Traduction du français et de l’anglais: EUROTRAD Wojciech Gilewski.
****** Auteur des illustrations: Rafał Kucharczuk
« Kultura Liberalna » nr 241 (34/2013) du 20 août 2013