Marcel Gauchet dans un entretien avec Adam Puchejda

À votre avis, quelle sera la gauche de l’avenir ? Avant-gardiste, écologique, axée sur les droits d’homme moins que sur la redistribution – comme le suggère Jacques Julliard – ou plutôt conservatrice dans le domaine des mœurs, beaucoup plus concentrée sur l’économie et anti-européenne ?

Forcément, un peu de tous ces éléments que Julliard décrit. Il n’y a aucun parti aujourd’hui qui pourra se passer d’être écologiste. Évidement, la gauche va rester redistributrice, même si elle l’est moins. Évidement, elle va rester animée par certaines précautions d’égalité ou de justice sociales. Tous ces éléments ne vont pas être dépassés par miracle. Il n’y aura pas une nouvelle gauche qui sera complètement différente de l’ancienne. Je pense que l’orientation générale de la gauche va être amenée à se modifier en fonction de la réduction de la croissance économique qui doit l’amener à renoncer au fétichisme de la croissance. À partir d’un certain niveau de richesse et de consommation dans nos sociétés ça devient absurde, parce qu’on voit bien que la richesse ce n’est pas une fin en soi. Je crois que la gauche, si elle fait ce qu’elle doit faire,dispose d’atouts qui s’incarnent tout simplement dans l’idée de société.

Qu’est-ce vous entendez par « l’idée de société » ?!

Tout simplement, l’idée d’une société digne de ce nom ! Parce qu’actuellement, nous allons vers une société – que le gouvernement soit de gauche ou pas – qui est profondément déformée en tant que société. Ces rapports sociaux atomisés, soumis aux règles de la concurrence, sont extrêmement désagréables, voire répugnants. Ils tendent à une lutte de tous contre tous qui n’est pas la forme normale qu’on est en droit d’attendre de la coexistence humaine. Voilà un vrai sujet pour la gauche. Elle s’est tellement préoccupée des causes profondes qu’elle a fini par oublier en route la vie réelle des gens. En pratique, cela veut dire moins de technocratie et plus d’attention aux conditions effectives dans lesquelles vivent les gens. On peut imaginer une société « verte » qui serait abominable humainement. On en a fait l’expérience, la collectivisation des moyens de production ne dit rien de ce que sont ensuite l’éducation, la famille, le sort des enfants, le cycle de la vie, les jeunes, la ville, la justice, la prison, la santé, la vieillesse. Ce sont ces questions là, qui font une société, que la gauche va devoir repenser.

Quelle pourra être la base de ce nouveau programme ? Quelles idées ?

La gauche est actuellement dans une impasse et je trouve que la notion de « individualisme social» désigne assez bien cette impasse. Le vrai problème est de savoir de quelles façons retrouver le collectif sans retourner au collectivisme. Et c’est pour cela que j’ai parlé de l’idée de société qui nous fait retrouver l’idée du socialisme. Le socialisme c’est l’option philosophique où l’on pense que l’on peut agir sur la qualité de la société. Il ne s’agit pas de créer une société totalement différente, mais une société qui est bonne en tant que société, où il est agréable de vivre, où les rapports entre les gens sont cordiaux, civils, où la discussion publique est ouverte et loyale même quand elle est polémique. C’est ça le problème de la gauche aujourd’hui. Or elle travaille activement à détruire cette qualité par l’individualisme  social  dont nous avons parlé. Elle ne pense qu’à donner des droits aux individus, sans voir qu’elle les encourage ainsi à se comporter comme s’il n’y avait pas de société.

Votre pensée, je crois, se nourrit d’une certaine confiance en l’idée de progrès alors que Julliard affirme dans son livre que l’idée de progrès est une affaire classée. Pour lui la gauche contemporaine a peur de la science et investit une grande partie de son énergie dans la politique écologique, qui est, en soi, une politique conservatrice car elle s’oppose à l’idée de progrès.

Ce qui est mort, c’est une certaine conception du progrès, global, automatique, en marche vers un avenir radieux. Pour autant, je ne crois pas qu’on puisse se passer de l’idée de  progrès. Quel autre nom donner à l’idée qu’on peut aller vers un mieux social ? Il est possible d’envisager de manière tout à fait réaliste une société très supérieure à celle dans laquelle nous vivons. Alors, comment désigner ce projet ? Je ne vois pas d’autre réponse à la question que le progrès.  Ce mieux futur incorpore évidement l’idée de justice, mais l’idée de progrès  lui est également nécessaire pour parler du mouvement qui y conduit. Qu’une ancienne idée du progrès soit périmée ne signifie pas que l’idée de progrès a perdu tout son sens. Il faut la reformuler complètement. Une idée de progrès est morte, mais une autre est à mettre en place.

Quelle est cette nouvelle idée de progrès, et qu’est-ce que cela signifie pour la gauche ?

Elle est une réponse à la question « qu’est-ce qu’une bonne société ?». Quel contenu pouvons-nous lui donner et quels sont les moyens d’y parvenir ? Pour une grande partie de la droite libérale ou néo-liberale l’homme est un animal social, mais  un animal social d’une espèce très particulière, puisque moins il pense à sa société, plus il ne songe qu’à sa liberté privée et à son intérêt personnel, mieux sa société se porte, plus elle devient riche. Mais c’est une idée incroyablement pauvre de ce qui fait une société.  À l’opposé, il me semble qu’il faut partir de l’idée de société, pour se demander ce qu’elle peut apporter aux individus comme capitaux de toutes sortes qui ne seraient pas que matériels. Cette manière de poser le problème me semble plus conforme à notre destin d’animaux sociaux. Elle apporte un nouveau contenu à l’idée du progrès.

En gros, si vous voulez, il y a aujourd’hui trois ou quatre types de partis. Il y a un parti libéral, « classique », qui pense que la bonne société est celle qui donne le maximum de liberté aux individus et après qu’ils se débrouillent. Il y a un parti ultraliberal, libertarien, qui croit que les individus sont destinés à se libérer de la société qui ne peut être que l’oppresseur – c’est de la logique individualiste pure ! Et puis, il y un parti conservateur classique qui pense que la société doit imposer ces normes aux individus, et qu’il faut faire une structure d’ordre et d’autorité collective. En regard, je pense que l’idée du socialisme est raisonnable, certes, en tant qu’idée des libertés individuelles, mais des libertés qui ne peuvent se réaliser que dans le cadre d’une société qui réfléchit à ce qu’elle est en tant que société. Une société juste est loin de suffire, de ce point de vue. La qualité de la société dépend de la qualité des rapports interpersonnels, dans tous les domaines et dans toutes les situations. Elle est autrement plus riche et plus complexe.

Mais ce n’est pas le programme des socialistes français d’aujourd’hui, parce qu’ils sont beaucoup plus interessés par le mariage pour tous que par l’économie ou les rapports sociaux ? C’est le Front National qui s’occupe du social.

Hélas, trois fois hélas ! La gauche française est victime d’une absence de réflexion assez remarquable sur la société dans laquelle nous vivons. Par exemple, je n’ai rien contre le mariage pour tous mais le mariage entre les homosexuels va concerner, dans un pays comme la France que 1 % de la population. Peut-être n’est-ce pas un dossier prioritaire ? Il faut le faire, mais ce n’est pas avec ça qu’on fait un programme politique. Refuser de porter un regard œil réaliste sur le devenir actuel de nos sociétés et sur ce que vit quotidiennement une grande partie de la population, entraîne chez celle-ci le sentiment de ne pas être entendue, de ne pas être représentée, et donc  un vote de rupture pour que cela cesse. Partout la montée de l’extrême droite en témoigne. Face à cette évolution, les socialistes sont complètement perdus.

*Marcel Gauchet, historien et philosophe, directeur d’études à l’EHESS et rédacteur en chef de la revue «Le Débat». Parmi ses nombreux ouvrages, il convient de citer : « Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion » (1985) ; « L’Avènement de la démocratie », t. 1–3 (2007, 2010).

** Adam Puchejda – historien des idées. Il travaille sur l’histoire des intellectuels, des transformations de la sphère publique et la philosophie politique. Récemment, il a travaillé à Sciences Po Paris avec le professeur Daniel Dayan. Collaborateur de „Kultura Liberalna”.

« Kultura Liberalna » nr 241 (34/2013) du 20 août 2013