Une ligne de faille dans le système mondial
Deux ans et demi après le printemps arabe, Gilles Kepel, politologue français, s’exprime sur le conflit en Syrie, sur les contestations en Turquie et sur la situation au Proche-Orient. Propos recueillis par Jarosław Kuisz.
Jarosław Kuisz: Au commencement du printemps arabe vous avez déclaré dans une interview pour „Kultura Liberalna” qu’il n’était pas injustifiable de comparer ces événements à ce qui s’était passé en 1989 en Europe centrale et orientale. Cependant, dans les deux régions la boîte de Pandore a été ouverte dont les conséquences étaient et sont toujours difficiles à prévoir. Que peut-on dire des retombées des révolutions arabes aujourd’hui ?
Gilles Kepel: Durant les deux dernières années le printemps arabe a dépassé le cadre national et régional. C’est une sorte de ligne de faille dans le système mondial. Nous le ressentons tous. Peut-être lorsque quelque chose se passe-t-il en Tunisie, cela n’a pas d’incidence majeure sur le prix de l’essence à la pompe sur les bords de la Vistule ou ceux de la Loire. En revanche, si quelque chose survient au Bahreïn, en Iran, c’est tout à fait différent. Et l’enjeu majeur qui suscite le plus de préoccupations concerne la situation en Syrie. Ce pays joue un rôle capital dans la région, surtout pour la situation d’Israël, pour le conflit israélo-palestinien (ou israélo-arabe) et pour les prix du pétrole et du gaz.
Pourquoi la Syrie est-elle tellement importante ?
Parce que la Syrie gouvernée par Bachar al-Assad reste indispensable pour l’Iran. Elle constitue l’élément clé, l’élement le plus avancé du système de défense iranien. Le système en question s’appuie également sur le Hezbollah et sur le Hamas qui contrôle la Bande de Gaza. Avec la Syrie, le Hezbollah et le Hamas, l’Iran avait en fait trois frontières avec Israël. C’est ce qui lui a permis de réussir à l’emporter dans la guerre de 33 jours (2e guerre libanaise, conflit entre l’Etat d’Israël et le Hezbollah, organisation arabe schiite, ayant des bases dans le Sud-Liban, qui se déroulait entre le 12 juillet et le 14 septembre 2006 – note de la rédaction) malgré une immense supériorité militaire d’Israël. Ce qui lui permet aussi – comme nous avons pu l’observer lors de l’enlèvement du caporal franco-israéien Gilad Shalif – un accès militaire direct en Israël et d’envoyer des missiles sur son territoire. Bref, pour l’Arabie saudite, le Qatar, Israël et l’Occident, faire tomber le régime de al-Assad signifierait affaiblir considérablement l’Iran. La comparaison qui s’y impose est celle de la situation en 1989 où l’Union soviétique se retirait de l’Afghanistan ce qui a entraîné par la suite la fin de l’Armée rouge et la chute du Mur de Berlin.
Si c’est le cas, pourquoi donc l’Occident ne s’est-il pas décidé à intervenir à main armée en Syrie comme il l’avait fait plus tôt en Libye ?
Premièrement, la Libye et Israël ne sont pas des pays voisins. Il était de bien plus facile d’intervenir lorsque cela ne concernait pas directement cet Etat. Deuxièmement, la Libye – en quelque sorte – ne se trouve pas dans l’espace de sécurité européen – et plus exactement celui de l’Union européenne. La Syrie et le reste du Proche-Orient font partie du système mondial. Il s’agit des enjeux trop gros pour les possibilités de l’UE. Troisièmement, autour de la Syrie s’affrontent deux coalitions assez étranges. Nous pouvons nommer la première soviéto-chiite. Elle comprend l’Iran et l’Iraq – et il faut préciser que, curieusement, Bagdad sous la gouvernance de Nuri Al-Maliki est aujourd’hui le principal allié de Téhéran dans la région. C’est un paradoxe lorsque nous nous rappelons que c’est l’armée américaine qui, grâce à l’invasion de 2003, a permis à ce gouvernement d’être au pouvoir..
Effectivement, c’est une ironie du sort.
Ou bien la conséquence de la vision à court terme des néo-conservateurs. La révolution syrienne est probablement financée par les Etats du Golfe. Ce qui fait que les armes iraniennes qui vont en Syrie peuvent voler au-dessus de l’Iraq, même si, théoriquement, elles ne peuvent pas y aller par la voie terrestre. Revenons à l’Iran : tout récemment, le plus grand problème de al-Assad consistait à ne plus pouvoir envoyer les troupes sunnites au combat. Les sunnites forment la base de l’infanterie syrienne, mais on avait peur qu’elles désertent. C’est Ahmadinejad qui lui est venu au secours : sur le champ de bataille syrien sont entrées des milices du Hezbollah, très nombreuses, très déterminées et très fanatisées, prêtes à mourir pour l’Iran.
Mais la Russie fait partie de la même coalition…
Oui, maintenir l’Iran indépendant et anti-israélien garantit au gouvernement de Moscou que l’Europe ne domine pas le Proche-Orient tout entier. La Syrie est tout ce qui reste du Levant arabe dans la zone des influences russes. Tartous est la dernière base de l’URSS sur le territoire de la Syrie. C’est également la capitale du pays des Alaouites dont al-Assad est originaire – et peut-être de l’Etat des Alaouites si la Syrie se désintègre. Tartous a gagné dernièrement en importance, car toute la partie Est de la Méditerranée est devenue la zone de la production du gaz. En tout cas, l’alliance soviéto-syrienne renforce extrêmement le régime de al-Assad qui n’a pas à se préoccuper des droits de l’homme, de l’opinion publique, et par là même peut se montrer assez efficace dans ses actions militaires. Entre la Russie et la Syrie il y a un pont aérien tout comme il en existe un entre la Syrie et l’Iran.
Vous avez mentionné deux coalitions s’affrontant autour de la Syrie. Vous avez qualifié la première de soviéto-chiite. Et la deuxième, alors ?
Je l’appellerais de manière plaisante la coalition salafiste-sioniste. Ce qui montre toutes les contradictions de la situation. Elle comprend et l’Arabie saudite, et le Qatar, donc les pays qui sont en conflit dans d’autres domaines, se disputant l’hégémonie dans le monde arabe sunnite. Le Qatar s’est laissé entraîner dans une politique probablement de démesure qui l’a conduit à soutenir les plus radicaux dans la révolution syrienne, et ce qui a multiplié les inimitiés dans les Etats voisins, riches eux aussi… La Turquie y est aussi un allié naturel. Elle s’est engagée à fond dans le soutien aux sunnites ce qui déstabilise par la suite la situation sur le Bosphore: les alaouites, donc les chiites, y font 25% de la population.
Est-ce que ce pourrait être l’explication des événements récents sur la place Taksim ?
Oui, dans une certaine mesure. Le troisième pont sur le Bosphore que vient d’inaugurer Recep Tayyip Erdoğan porte le nom du sultan Selim Ier le Terrible, qui est considéré comme le reponsable du plus grand massacre des alouites dans l’histoire – lors de la bataille sur les Pleines de Tchaldiran en 1514. Tout cela se passe lors d’une contestation armée des révolutionnaires contre un gouvernement alaouites en Syrie. Erdoğan et son ministre Ahmet Davutoğlu sont les auteurs de la stratégie « zéro problèmes avec les voisins ». Cependant comme on dit aujourd’hui à Stambul : « il y a toujours zéro problèmes, et beaucoup de zéros, et il y a un devant tous ces zéros ».
Et la partie « sioniste » de cette coalition ?
Israël bombarde l’armée syrienne qui fournit les armes au Hezbollah, car le gouvernement de Tel-Aviv craint que le Hezbollah les utilise directement contre Israël. Ce qui voudrait dire qu’Israël se trouve dans le même camp que les salafistes radicaux. Ils cherchent à détruire Israël, mais en même temps ils bombardent l’armée syrienne.
Et parmi ces contradictions où se placent les pays européens, occidentaux ?
Par principe, ils soutiennent les changements démocratiques en Syrie, mais nous savons tous très bien qu’ils n’ont pas vraiment soutenu militairement l’armée syrienne libre, craignant que cette décision ne se retourne contre eux. Le précédent libyen fait réfléchir. La Libye d’aujourd’hui nous apparaît comme le synonyme de l’instabilité et de l’insécurité dans toute la région. Les événements au Mali suggèrent que le nouveau régime est pire que la gouvernance de Kadafi. Il serait alors difficile de convaincre l’opinion publique que le soutien de l’opposition syrienne soit une bonne idée. Lors du sommet du G8 qui s’est tenu il y a deux semaines en Irlande du Nord Vladimir Poutine – comme l’a fait Bassar al-Assad – a défini l’opposition syrienne comme terroriste. Il a beaucoup joué sur l’image du soldat syrien qui à Homs a éventré un soldat alaouite mort, lui a araché le foie et l’a mangé. Après un tel acte il devient donc difficile de convaincre les contribuables en France qu’ils soutiennent une intervention à Damas… Même si cette image est beaucoup plus complexe qu’il ne nous semble, en Europe où on dit que ce sont des cannibales… Il n’a pas mangé ce foie pour se nourrir, mais parce que dans la culture musulmane un tel geste renoue avec des croyances anciennes. Dans la bataille où Mahomet a combattu le chef de La Mecque, Abu-Sufyan, est mort l’oncle du prophète, Hamza. L’épouse d’Abu Sufyan a fait ouvrir son ventre, lui a fait arracher le foie et y a mordu.
Et vous considérez qu’il faut interpréter cet incident en rapport à cette histoire ?
Oui, absolument. Pour les commentateurs de cet incident au Maroc où je me trouvais quand c’est arrivé, une telle explication s’imposait comme évidente. Nous ne connaissons pas la culture musulmane de l’intérieur. Mais dans la Bible, nous avons aussi des scènes de grande cruauté que nous comprenons aujourd’hui comme des allégories. Dans le monde musulman d’aujourd’hui, le salafisme ne met plus rien à distance. D’une façon ou d’une autre, ce foie mordu a fait plus pour Bachar al-Assad que les centaines de tanks russes qui auraient été livrés en Syrie.
Gilles Kepel est un politologue français, spécialiste de l’islam et de la politique actuelle des pays musulmans et professeur à l”Institut d’études politiques de Paris (Sciences-Po).
« Kultura Liberalna » Nº 234 (27/2013) du 2 juillet 2013
Traduit du polonais